Au-delà des idées reçues... Tamazight s’écrit bel et bien ! Entretien avec Lahoucine Bouyaakoubi
Au-delà des idées reçues... Tamazight s’écrit bel et bien !
Lahoucine Bouyaakoubi a publié récemment son premier roman en langue amazighe. Intitulé "Igdad n Wihran" (Les oiseaux d’Oran), cette œuvre vient enrichir la littérature amazighe à Tamazgha occidentale. Nous l’avons rencontré à Paris.
Interview
Tamazgha.fr :
Vous venez de publier
"Igdad n Wihran", un roman en langue amazighe, est ce que vous pouvez
nous en parler ?
Lahoucine Bouyaakoubi :
L’idée d’écrire un roman en
amazighe s’intègre dans le cadre d’une effervescence que le domaine amazigh a
connue depuis quelques années. Sans parler des précurseurs comme Moustaoui, Ali
Sedki Azayku (1989-1995), Hassan Id Belkacem ou Brahim Akhyat et d’autres qui
ont écrit depuis la fin des années soixante. La publication de
Moi je fais partie du groupe d’Agadir. J’ai choisi d’écrire un roman, car ce genre littéraire (d’ailleurs comme la traduction et les nouvelles) est moins présent devant la domination de la poésie. A ce jour, 16 romans en amazighe sont parus au Maroc. Le mien "Igdad n Wihran" est le sixième dans la région du Souss - après Imula n tmkwtit (ombres de mémoires) d’Elkhatir Aboulkacem (2002), Tawargit d imik (rêve et un peu plus) (2002) et ijjign n tidi (fleurs de la sueur) (2006) de Mohamed Akounad, azerf akucham (droit paralysé) d’Abdallah Sabri (2009) et Ijawwan n tayri (sirocco de l’amour) de Brahim Lasri (2009). Mon roman, à partir de l’expérience d’un étudiant émigrant du Sud du Maroc vers la France
, traite de la complexité des relations historiques, politiques, économiques et idéologiques entre les deux rives de la méditerranée. Le titre choisi "Igdad n Wihran" (les oiseaux d’Oran) est une expression connue au Sud du Maroc (l’aire tachelhit). D’après Léopold Justinard (1928), cette expression est inventée par les gens de la tribu d’Idaoubaaqil (sud du Maroc) pour désigner leurs premiers émigrés en France qui passent d’abord par la ville d’Oran (Algérie) avant de rejoindre la métropole. J’ai trouvé que cette expression reflète parfaitement l’idée que je veux traiter dans mon roman. Aujourd’hui, cette expression, même si elle est connue, a perdu son sens premier et est devenue le synonyme de l’instabilité ou la mobilité permanente… Par ce titre, je veux officialiser cette expression, montrer son origine et la faire revivre via la littérature écrite.
Ecrire en langue amazighe est souvent un véritable parcours de combattant et pose plusieurs défis. Quelles sont les difficultés auxquelles vous avez fait face avant et après la publication ?
Certes, écrire dans une langue à domination orale (malgré la présence de
manuscrits depuis longtemps) n’est pas une tâche facile. Heureusement pour moi
(contrairement aux premiers écrivains en amazighe), j’ai écrit en 2010 au
moment où la langue amazighe fut déjà l’objet d’un grand travail linguistique.
Mon contact personnel avec la production écrite amazighe et l’intérêt que je
porte à cette littérature m’ont relativement facilité l’écriture. De même, tout
le travail qui a été fait par les spécialistes sur les trois graphies (arabe,
latine et tifinagh) m’a laissé, sans hésitation - malgré tout le débat que ça
peut susciter -, le choix d’utiliser la graphie latine que je considère
plus adéquat à la langue amazighe. Après le choix de l’alphabet, s’impose le
choix de la nature de la langue à utiliser. La langue amazighe est marquée à la
fois par une unité profonde et une diversité flagrante. Entre une langue
submergée par la néologie, qui fait une chasse systématique aux emprunts et
préfère emprunter aux autres variantes amazighes même si le mot existe dans la
variante natale de l’écrivain, j’ai opté à utiliser ma variante tachelhit
(heureusement l’amazighe du Sud du Maroc garde encore son lexique très riche
dans plusieurs domaines) comme base du texte, en acceptant les emprunts très
intégrés comme taẓallit
(prière), uẓum (jeûne),
empruntés à l’arabe, avec beaucoup de tolérance envers des emprunts d’autres
langues exprimant des objets nouveaux liés à la vie moderne et pour qui
l’amazighe n’a pas encore trouvé de nom comme lkamyyu (camion), lkar
(le car), ṭamubil
(l’automobile)…, avec une "dose" bien calculée du néologisme (50
nouveaux mots pour tout le roman) qui ne rend pas le texte incompréhensible à
un amazigh (notamment tachelhitophone). Dans ce sens, la priorité pour moi est
d’utiliser le mot amazigh existant en tachelhit pour le faire connaître aux
autres amazighophones qui parlent d’autres variantes de cette même langue. Je
crois que la standardisation de l’amazighe ne va pas se faire par la négligence
des mots existant dans "nos" amazighes locales en faveur d’autres
termes existant dans d’autres variantes. Sans tomber inconsciemment dans le
mépris de soi et de tout ce qui est local en faveur de "l’idéale
unité", la standardisation de l’amazighe, si elle est nécessaire, va se
faire à partir de la valorisation du lexique local, de chercher le socle
commun, et, bien évidemment, par l’intervention d’autres conditions politiques
et économiques loin de la volonté personnelle de l’écrivain. Dans le contexte
actuel où l’amazighe écrite est en cours de construction et cherche à avoir ses
lecteurs, mon objectif est que le lecteur de mon texte comprenne sans être
obligé de faire recours aux dictionnaires plusieurs fois pour lire une page, ce
qui risque de l’empêcher de continuer la lecture. Ce choix certes n’est
pratique que dans des domaines bien précis : la poésie, le roman, la
nouvelle…, mais dès qu’on veut écrire sur des sujets très spécialisés comme
l’informatique, l’astronomie, ou la médecine… certainement le texte sera plus
compliqué.
En ce qui concerne la publication, en dehors de ce qui est publié par l’IRCAM
(l’Institut royal de la culture amazighe), de quelques associations comme
Tamaynut, azetta, Awrir ou Afrak, de la chaîne 2M (pas très significatif) dans
le cadre de son prix de littérature, les auteurs en amazighe publient à leur
compte et généralement font l’auto-distribution. Ce qui pose de grands
problèmes pour rendre accessible le livre amazigh à tous ceux qui s’y
intéressent, dispersés sur tout le territoire marocain. C’est mon cas. J’ai publié
à mon compte et je fais de l’auto-distribution. Tout cela montre que le fait
d’écrire en amazighe, loin du plaisir littéraire qu’on peut y trouver, est
avant tout une action militante. L’ouverture des filières et masters amazighs
dans quelques universités marocaines (Agadir, Oujda et Fès) en attendant
qu’elles soient généralisées à toutes les universités, donne l’espoir de former
des lecteurs et des critiques littéraires. Les étudiants sont invités à
présenter des livres et faire des rapports d’analyse sur les œuvres écrites en
amazighe. Devant la rareté des écrits dans cette langue, je peux même dire que
ces étudiants attendent impatiemment la publication de nouveaux romans en
amazighe. Pour cela, jusqu’à aujourd’hui, je ne peux parler que des prémices
d’une critique de la littérature amazighe écrite. Généralement, les écrivains,
eux-mêmes, lisent et critiquent les œuvres des autres. La création de
l’Alliance des écrivains en amazighe (Tirra) à Agadir en 2009 vient pour
encourager à la fois l’écrit en amazighe et la critique littéraire dans ce
domaine. Dans ce sens, mon roman a fait l’objet d’une table ronde littéraire
organisée par cette Alliance le 21 août 2010 (http://www.amazighnews.net).
Peut-on désormais parler de l’émergence d’une nouvelle littérature amazighe écrite au Maroc ?
D’abord il faut définir ce qu’on veut dire par "littérature
amazighe". Quelques uns ont tendance à considérer tout ce que les Amazighs
ont écrit comme littérature amazighe. Mais dans ce cas, ils ne pensent qu’à
Apulée par exemple ou Saint Augustin qui ont écrit en latin. Dans ce cas là,
pourquoi ne pas considérer les écrits de Taher Benjelloun ou Mohamed Choukri...
qui ont écrit en arabe ou en français comme littérature amazighe ? A ce
niveau, le cas de Mohamed Kheir Eddin est flagrant. Grand écrivain conscient de
son amazighité, toutes ses œuvres sont écrites en français. Peut-on les
considérer comme littérature amazighe d’expression française (comme littérature
nord-africaine d’expression française). On sera donc obligés, nous aussi, de
catégoriser notre littérature en littérature amazighe et littérature
amazighophone. La première est celle produite par des écrivains d’origine
amazighe et qui traitent des sujets dans des espaces renvoyant à la culture
amazighe (l’Afrique du nord en général), et la deuxième est celle écrite en
langue amazighe. Pour moi, je considère que la littérature amazighe, qu’elle
soit orale ou écrite, ne peut se produire que dans la langue amazighe. Ce qu’on
appelle aujourd’hui la néo-littérature amazighe est forcément celle produite en
amazighe. Dans le cas du Souss, on a le droit de parler d’une nouvelle
littérature écrite en amazighe par opposition à l’ancienne littérature écrite
qui remonte au Moyen âge comme les textes religieux de Mhend Ou Ali Awzal, ou
les différents manuscrits (azerf) traitant de la vie sociale, économique
ou juridique de la société amazighe du sud du Maroc. Pour les autres groupes
amazighophones, qui n’ont pas cette tradition des manuscrits dans leur
variante, on ne peut parler que de littérature écrite.
Avec le nombre de livres écrits en amazighe, on peut parler d’une littérature
écrite en amazighe. Elle a besoin d’études critiques pour soulever ses
caractéristiques. Ses auteurs sont presque tous formés dans l’école moderne (en
français ou en arabe) et ont majoritairement des contacts avec d’autres
littératures écrites dans d’autres langues. Ce qu’on appelle néo-littérature
amazighe est marquée par cet aspect. Des études approfondies vont nous révéler
la part du patrimoine amazigh et l’apport des littératures (arabe, française ou
espagnole) dans l’œuvre des nouveaux auteurs en amazighe.
Quel regard portez-vous sur cette littérature ?
Je trouve que cette littérature est très prometteuse. De plus en plus, elle attire des jeunes. Certes, on n’est pas encore arrivé à l’étape de l’évaluation pour chercher ce qui est bien de ce qui ne l’est pas. Tout le monde contribue à ce que la langue amazighe ait sa part dans le marché des biens symboliques au Maroc. Aussi la possibilité de gagner des prix (le prix de l’IRCAM par exemple, de la chaîne 2M, ou des prix proposés par les associations) encourage les gens à écrire en amazighe. On assiste aussi à l’émergence d’une production féminine écrite en amazighe. Elle marque un tournant dans cette littérature. Des écrivains comme Khadija Arouhal (Tiznit), Khadija Abernous (Casablanca), Khadija Ikkan (Casablanca), Aziza Nafiaa et Hanan Gahmou (Agadir) posent les bases d’une littérature amazighe au féminin. Dans l’autre rive de la Méditerranée
, en France, Lhoussain Azergui (2009) et Fatima Moutaouakil, avec son recueil de poème (tagziwin n itran, 2010), représentent cette mouvance en Europe. La première remarque que l’on puisse faire, notamment sur les romans, est qu’ils sont très liés à la vie marocaine. Très enracinés sur la terre marocaine, les thèmes abordés ne cherchent pas l’imitation. Peut être que la langue de l’écrit impose aux auteurs d’être attachés aux pays de cette langue. Si les auteurs arabes de l’Orient reprochent aux écrivains marocains d’imiter les orientaux, la littérature amazighe pourra refléter réellement le vécu de l’Afrique du nord en général sans chercher à imiter ni l’Orient ni l’Occident.
Entretien réalisé par
Lhoussain Azergui
Source: Tamazgha.fr