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30 septembre 2009

ijawwan n tayri de Brahim Lasri Amazigh. Un sujet tabou dans une langue taboue

ijawwan n tayri de Brahim Lasri Amazigh. Un sujet tabou dans une langue taboue

Écrit par Lahoucine Bouyaakoubi


La parution du premier roman de Brahim Lasri Amazigh Ijawwan n tayri (Les siroccos de l’amour1) mérite d’être signalée car elle marque un tournant dans la littérature amazighe tant par le véritable travail sur la langue amazighe qu’il offre que par l’originalité du sujet qu’il aborde, à savoir la virginité et les relations sexuelles hors mariage. C’est la place de ce roman au sein de la production écrite amazighe du sud marocain et le parcours de l’auteur qui expliquent à notre avis l’originalité de l’œuvre.

Ijawwan n tayri : un titre plein de sens

Les titres choisis par les auteurs qui écrivent en tamazight pourraient constituer en eux-mêmes un sujet de recherche jusqu’aujourd’hui encore inexploré. Le terme ou l’expression choisis pour nommer un ouvrage ne se borne pas à étiqueter tout simplement un « produit culturel » dans le but de le distinguer d’autres livres présents sur le marché. Il contient des messages et des positions qui échappent quelques fois à l’auteur lui-même. Un examen des publications amazighes nous montre que les premiers titres retenus par les écrivains amazighs depuis la fin des années soixante se composaient essentiellement des mots connus dans le langage courant comme arraten (écrits), amud (grain) ou timitar (signes). D’autres jouaient sur quelques oppositions qui n’en paraissaient pas moins étranges à l’œil et à l’oreille d’un natif tachelhit, le tamazight du sud du Maroc. Par exemple, si un titre comme Tadsa d imttawen (Rire et larmes) invite le lecteur à la réflexion, d’autres auteurs préfèrent des expressions qui puisent leurs sources dans les valeurs du patrimoine culturel de la région comme Nnan willi zrini (Nos ancêtres ont dit) ou Taslit unzar (Arc-en-ciel). Inscrits dans leur époque marquée essentiellement par le souci de transcrire le patrimoine oral, ces titres ne sont donc que la transcription des expressions orales largement utilisées dans la langue vernaculaire .

Se démarquant de ses prédécesseurs, la nouvelle génération d’écrivains propose depuis le début des années 1990, des titres qui reflètent une nouvelle vision à l’amazighité. Le titre donné à leurs romans est en lui-même le produit d’une réflexion. Il ne tire pas son authenticité de l’héritage culturel commun mais de « l’étrangeté » de la combinaison des mots. Il apparaît comme une expression littéraire formulée de façon à s’éloigner du langage courant. Si l’on voulait classer, malgré les dangers que cela représente, les titres employés par les nouveaux auteurs amazighs, Ijawwan n tayri se situerait aux côtés d’autres titres tels Tawargit d imik (Rêve et un peu plus) de Mohammed Akounad ou Askif n inzad (Soupe de poils) d’Ali Ikken. Plus précisément, il s’intercalerait entre les titres « « simples » de la première génération et les titres plus au moins « compliqués » comme Ixfawen d isasan (Têtes et toiles d’araignée) de Mohamed Ousouss. Le titre retenu par Brahim Lasri se rapprocherait également d’une autre catégorie qui se caractérise par l’emploi de néologismes ou de mots tombés en désuétude dans la langue amazighe, tels Imula n tmekwtit (Ombres de mémoire) d’El Khatir Aboulkacem-Afulay ou Aggad n tidt (Ovaire de vérité) de Taieb Amgroud. Ijawwan n tayri se compose de deux mots connus dans l’air tachelhit. Ijawwan (Siroccos) et tayri (Amour) liés par la préposition « n » (de). Dans cette combinaison de mots qui n’est pas courante, cette expression apparaît comme une pure invention littéraire pas très éloignée du langage quotidien sans pour autant lui appartenir. Le travail académique pour la promotion de la langue et la culture amazighes, les efforts artistiques et la production littéraire sans oublier le rôle des moyens de communication dans la diffusion des termes contribueront probablement à ce que cette expression intègre un jour le langage amazigh quotidien.

Le temps des événements

Si le lieu des événements est bien déterminé vu l’emploi des toponymes connus dans la région d’Agadir, (Agadir, Achtouken, Nsbitar n Hassan wis sin…), la période concernée reste quant à elle indéfinie. L’auteur évite, consciemment ou inconsciemment de donner un indice clair qui permettrait de bien la cerner. Dans un passage, il fait référence aux années 1970 marquées par la domination de l’idéologie panarabiste de Gamal Abdel Nasser et ses influences au Maroc (p. 44). Par cette allusion, un lecteur averti pourrait imaginer sans plus de précision que les événements du roman se sont déroulés après la période de Nasser. Pour les autres, l’histoire racontée pourrait être atemporelle. Si le temps est indéfini, la société est en revanche bien localisée, à savoir, la société amazighe marocaine, une société qui considère les relations sexuelles hors mariage comme illégitimes.

L’auteur du roman

Pour analyser les particularités du roman, il est alors nécessaire de connaître le parcours de Brahim Lasri lui-même. Face à l’absence de tout indice nous permettant de situer les événements d’Ijawwan n tayri, la connaissance du parcours de l’auteur peut en effet être un guide utile à la bonne compréhension de son œuvre. De ce point de vue, il peut être considéré comme l’un des premiers militants du mouvement culturel amazigh de la région d’Agadir. A la fin des années 1980, il fait partie du premier groupe d’étudiants de

la Faculté

des Lettres et des Sciences humaines qui posent la question amazighe au sein de l’UNEM (Union nationale des étudiants du Maroc). En 1991, il initie avec d’autres militants de la région la création de la section d’Agadir de l’association Tamaynut. En 1993, il est le fondateur de la section d’Inezgane dont il devient vice-président. Il est alors interpellé avec d’autres membres du bureau de l’association par la police suite à la publication d’un calendrier amazigh qui représentent les illustrations d’anciens rois des royaumes amazighs et qui retient l’alphabet tifinagh. Il émigre en France à la fin des années 1990, alors qu’il était membre du bureau de l’Association de l’Université d’Eté d’Agadir.

Durant cette période qui va de la fin des années 1980 à la fin des années 1990, l’amazighité est devenue une question débattue dans la région d’Agadir. D’une part, l’Université Ibn Zohr est devenue un lieu où les débats politiques houleux intègrent dorénavant l’amazighité. D’autre part, les associations culturelles amazighes nouvellement créées gagnent en influence. Brahim Lasri se situe alors au centre de tous ces événements. Il est à l’avant-garde des « affrontements » idéologiques qui l’opposent aux tendances estudiantines hostiles à l’amazighité. En même temps, il mène avec d’autres militants de l’association Tamaynut un travail de fond dont l’objectif est de retravailler la langue amazighe et de consolider l’écrit dans cette langue. Le bulletin interne de Tamaynut à Agadir intitulé Anaruz (Espoir) témoigne de cet effort. Il était pour ces jeunes la seule tribune leur offrant l’opportunité d’afficher leurs talents. De ce groupe émergera quelques années plus tard un certain nombre d’auteurs qui écriront en tamazight comme Mohammed Akounad, Mohammed Ousouss, El Khatir Aboulkacem, Lahcen Aït Abaid, Brahim Akil et Mohammed Ouagrar. D’autres, faute de moyens, attendront le moment opportun pour écrire. La publication d’Ijawwan n tayri s’intègre ainsi dans la continuité des efforts menés pendant plus de quinze années. Il peut même être considéré comme le fruit de tout ce militantisme. Il faut donc pour bien comprendre ce roman prendre en compte deux dimensions qui habitent à cette époque l’auteur, à savoir le politique et le culturel.

Un sujet tabou…

Publié en 2008, l’audace du roman ne tient pas dans sa langue d’écriture. Nous sommes loin des années 1960-1970 où le fait d’écrire en tamazight était considéré comme un acte courageux. La hardiesse de Ijawwan n tayri tient avant tout dans le sujet abordé.

L’ouvrage relate l’histoire d’une fille, Tilelli, qui tombe enceinte suite à une relation sexuelle en dehors du mariage. Après avoir être abandonnée par le père biologique du bébé, elle quitte le foyer de ses parents pour « se réfugier » chez Izil, l’un des ses amoureux du temps où elle était lycéenne. A cette époque, Tilelli était la plus belle fille de l’établissement. Fière de son corps, elle n’hésitait pas à utiliser sa beauté pour s’investir dans une sorte de prostitution semi-professionnelle. Malgré l’image négative que son comportement lui valait, Izil lui vouait un amour profond. Après ces années de lycée, les deux perdront contact jusqu’à ce que quelques années plus tard, Izil reçoive une visite inattendue. Tilelli, elle qui au fond l’avait toujours méprisé au lycée, se rend à son domicile et lui demande d’y rester un certain temps. Une série d’interrogations se bouscule alors dans la tête d’Izil. Il comprend que Tilelli cherche sa protection dans cette situation « illégitime » où la multitude de pères potentiels ne provoqueront que le mépris le plus profond de la part de ses proches et plus largement de la société. Izil apparaît alors aux yeux de la jeune femme comme la seule personne capable de se distinguer de la condamnation qui l’attend. Et en cela, elle n’a pas tord. Izil n’est pas comme les autres. Durant les huit derniers mois de grossesse que Tilelli passe dans sa petite chambre, « talbrtucht », qui condense toute la situation que tout ouvrier célibataire peut vivre dans une grande ville comme Agadir, l’auteur nous présente un enchaînement d’événements qui touchent les différents aspects de la société marocaine.

A la différence des autres romans qui se focalisent sur le monde rural et la vie villageoise amazighe, le roman de Brahim Lasri est le premier qui aborde d’une manière claire et directe les problèmes de la vie citadine. Il reflète une partie du quotidien de la ville d’Agadir, une cité qui après avoir été rasée par le tremblement de terre de 1960 s’est en une vingtaine d’années transformée en un grand pôle économique. Les investissements touristiques, le développement de la pêche après la construction du port d’Agadir et enfin la place importante de l’agriculture transformeront radicalement le visage de toute une région. La ville devient une des destinations préférées des migrations internes comme le suggèrent les quelques noms

de personnes citées par l’auteur, telles 3icha taswirit (Aïcha d’Essaouira), Meriem tabidawit (Mériem de Casablanca) et Bouch3ib a3rab (Bouchaïb l’Arabe). Comme dans toutes les grandes métropoles, le contraste voit s’opposer la situation des riches à celle des pauvres. On peut même dire que la richesse des uns n’est que le revers de la pauvreté des autres. L’histoire d’Izil et de Tilelli ne peut ainsi être comprise que dans ce contexte. Tilelli est une fille dont l’extrême beauté est à la mesure de sa pauvreté. Rejetée à la marge d’une ville grandiose, elle se croît contrainte à un certain moment de sa vie de proposer son corps aux riches, généralement des étrangers qui viennent profiter des hôtels, du soleil et de la plage d’Agadir. Izil, qui après avoir terminé très tôt ses études devient un simple et pauvre pêcheur dans le grand port, se surprend parfois à contempler avec amertume les grands bateaux de pêche étrangers venus exploiter les richesses maritimes de son pays. Une conscience politique l’habite qui le motive à réagir et mener, en vain, à agir pour changer la situation. Mais le patronat, qui use de différentes méthodes, notamment du clientélisme, parvient à contenir et étouffer toute velléité protestataire. Certains pêcheurs, pour la plupart d’anciens militants radicaux à l’Université, se voient devenir complices de stratégies patronales confortées par le soutien des autorités. Plutôt que de revendiquer, les pêcheurs préfèrent s’allier au patronat dans le seul but de chercher à bénéficier de menus avantages. Izil – et au-delà, l’auteur lui-même – en conclut que les discours radicaux produits dans les milieux estudiantins qui prônent la révolution et la lutte des classes ne dépassent pas les murs de l’Université. Ils n’ont aucun impact sur la vie quotidienne des ouvriers, et pire encore, ils s’attachent plus à discuter des théories qu’à comprendre le vécu des gens. Se détachant de la réalité des Marocains, ils se focalisent sur les problèmes des autres comme ceux de

la Palestine

ou de l’Irak sans penser à changer la situation au Maroc.

Certes, la demeure d’Izil n’est pas très éloignée des résidences des riches. Elle est même à quelques dizaines de kilomètres des hôtels de luxe. Dans cette maison qui comprend plusieurs pièces, sa chambre se situe à côté des toilettes qu’il partage avec les voisins. La mauvaise odeur, les cafards qui traversent librement la chambre rendent insupportable cette petite chambre sale et mal arrangée. Les photos de Bob Marley et de la célèbre troupe amazighe, Izenzaren (Igout 3bdelhadi), sont là pour servir de décoration. Izil n’écoute que les albums ces deux groupes rebelles qui ont influencé depuis les années 1970 des générations entières. Il est vrai que l’état de la demeure d’Izil ne fait pas exception à Agadir. Il reflète la situation du logement d’une grande partie des « autochtones » de cette ville de luxe. Mais malgré son état d’insalubrité, la chambre d’Izil apparaît comme un havre de paix aux yeux de Tilelli, un endroit où elle peut faire face le plus tranquillement qu’il soit à la souffrance que lui procure sa grossesse.

C’est la place de la femme dans le système de valeurs de la société amazighe du sud du Maroc qui est ici abordée. La femme représente l’honneur de la famille et de la société en général. Elle est le centre de toutes les valeurs. Son corps ne lui appartient pas, il est la propriété collective de la société qui impose les normes à respecter. La façon de s’habiller, de marcher, de regarder, de parler et même le type de parfum que la femme utilise, tout cela est conditionné par la société. Cette représentation est prise en charge dans des univers sociaux et politiques antagonistes produits d’une part par un discours religieux qui cherche à attacher la femme à la « tradition » et d’autre part par un discours sur les valeurs des droits de l’homme qui aspire à la « modernité ». Le corps de la femme incarne pour les premiers les valeurs ancestrales à conserver et, pour les autres, tous les tabous qu’il importe de briser. Sans aborder de plein pied toutes ces problématiques, le roman en choisit une qui à elle seule les résume toutes, la sexualité. La virginité en particulier est une affaire d’honneur. La perdre en dehors du mariage bouleverse les relations que la fille entretient avec sa famille et entraîne de lourdes conséquences. A cet égard, l’auteur s’adresse à Tilelli en lui disant :

« Ar man akud a rad tghamat tawkraft ? Ar man agw rad tgt tafruxt ? Tghrit zund igh

ur

tghrit. Ma rad ijru igh tssukft askrf-ann lli km

ur

yujjan mqqar d ad tsyafat is tgit afgan ? Is tllit gh tudert, is tgit tawtmt yili gh uzerf-nm ad tkkst imik f lxater-nm
» (p 27).
« Jusqu’à quand resteras-tu attachée ? Jusqu’à quand garderas-tu ta virginité ? Même si tu es instruite, tu agis comme une analphabète. Que se passera-t-il si tu te libères de cette attache qui t’empêche de te sentir comme tout être humain ayant tous les droits de jouir de la vie ».

L’audace de traiter publiquement du sujet de la virginité qui demeure tabou dans la société amazighe du sud du Maroc constitue un tournant dans l’écrit en tamazight. Ce sujet qui se discute dans des milieux fermés, ne peut être abordé en présence de tous les membres de la famille, entre amis ou entre femmes et encore moins publiquement. Qui plus est, dans une société marquée par une tradition de l’oralité, le même sujet, dans l’état actuel des choses, ne pourra jamais être traité oralement car son lexique fait parti du langage interdit.

… dans une langue taboue

Si le sujet est en lui-même tabou, la langue employée est également taboue. Tout le lexique sexuel en tamazight est réservé dans des cercles restreints à un usage privé. De ce fait, pour éviter d’être gênés, les amazighophones font recours au lexique sexuel de l’arabe classique ou bien du français. Ce problème de l’amazigh est le même en arabe dialectal. Les deux langues paraissent payer le prix de leur vitalité populaire. En ce sens, l’utilisation des termes sexuels de l’arabe classique ou du français ne pose pas de problème car les deux langues ne sont pas pratiquées par la grande masse. Ce problème est encore plus visible chez les clercs qui expliquent en tamazight le rituel de l’abolissement. Afin d’éviter l’utilisation de tout le lexique amazigh qui nomme les parties sexuelles du corps, ils utilisent le lexique de l’arabe classique. Brahim Lasri ne fait quant à lui pas recours aux emprunts de l’arabe classique. Il utilise les mots tels qu’ils sont employés dans la langue amazighe du sud du Maroc. Mais lui aussi, malgré son audace, évite quelques mots les plus obscènes. En décrivant l’amour d’Izil envers Tilelli l’auteur écrit :

« Izil netta ar tt-ittiri s tayri tabrrant, ur d tiddi-ns n ughanim, ur d tinfurin-ns zggwaghnin, ur d snat tarrmmanin zgzawnin gh idmaren-ns, ur d tabudt-lli d-ittagwan gh nnig n tuggas-ns… » (p. 15-16).
« Izil, lui, l'aime à la folie. Il n'est pas attiré par sa belle taille, ni par ses petit lèvres rouges, ni par ses deux grenadines rouges posées sur ses poitrines, ni par son nombril qu’on peut voir au-dessus de sa ceinture ».

Pour sa part, un élève du lycée qualifiera Tilelli par cette expression :
« Awddi khtan tfulki bahra, mach ur t-tkks i wydi » (p. 17).
« Elle est belle comme fille, mais pour faire l'amour elle n'a pas de préférence, elle peut le faire même avec un chien ».
Dans un autre passage l'auteur parle au non de Tilelli :
« Tinfurin-ngh ur sul myagalent yat (…)bbigh-as gh tnfurt n izeddar, ibbi yi gh tnfurt n ufella (…) iga-nn afus s tibbit-inu tazelmadt (…) issutel afus-ns kullut i tibbit-inu (…) izzugz tinfurin-ns ismun-tnt d ddaw-as n umggrd-inu, s idmarn iskchem-tnt d tizi lli illan ngr tibbattin (…) tinfurin-ns lkemnt abud-inu … » (p. 26).
« Nos lèvres se rapprochent, j'ai pris la lèvre en bas, et lui, a pris la mienne en haut. Sa main commence à toucher mon sein gauche et ses lèvres caressent au-dessous de mon cou, se dirigent vers ma poitrine et passant au milieu de mes seins, elles atteignent mon nombril ».
Reconnaissons ici que l’audace de ces expressions est directement liée à la langue amazighe dont elles sont le produit. Leur traduction en français ne pourrait en aucun cas avoir le même impact.

D’une manière générale, la langue d’Ijawwan n tayri se distingue par sa simplicité. C’est la tachelhit la plus proche de celle pratiquée quotidiennement. Le travail sur les mots donne à l’ensemble une dimension littéraire. Par ce choix, l’auteur s’intègre dans la tendance qui tend à normaliser d’abord les grandes variantes amazighes avant de penser à standardiser la langue amazighe. Dans ce sens, contrairement aux auteurs qui font la chasse aux influences extérieures dans le souci de purifier la langue amazighe, l’auteur d’Ijawwan n tayri est très tolérant vis-à-vis des emprunts. Des termes d’origine française comme lbaliza (valise), ttwalit (toilettes), trisinti (électricité), llisé (lycée), libwat (boîtes de nuit), lmutur (moto), trouvent leur place dans le texte. Il en va de même pour des emprunts d’origine arabe tels que kru (louer), ccrab (vins), lqhwa (café), lmut (mort). Mais en même temps, il emploie tout un lexique qui n’a émergé qu’avec la naissance du mouvement identitaire amazigh. Les mots comme tanmirt, (merci), tasfift (cassette), tusdadt (minute), azul (salut), aswir (niveau), tadamsa (économie) ou turda (doute)… etc. font partie de cette catégorie. Ils témoignent de la volonté de l’auteur à s’inscrire dans un courant qui cherche à travailler la langue amazighe au niveau lexicographique. Par ailleurs, on peut également constater que la langue utilisée par B. Lasri reste très proche du parler des jeunes amazighophones citadins de la ville d’Agadir et plus particulièrement de Tarrast, l’un des grands quartiers de la ville d’Inezgane située à l’embouchure de l’Asif n Souss (le fleuve Souss) à quelques kilomètres d’Agadir.

Petites remarques

Un lecteur attentif d’Ijawwan n tayri pourra remarquer l’absence d’une certaine logique dans l’enchaînement de certains événements. Par exemple, l’auteur nous présente Izil comme le fils d’un riche ayant une moto quand il était élève au lycée. Il écrit : « Gh umnid-ns nttat, Izil ur igi amr (…) yan gh tarwa n id bu ihlgan lli gh rad d-tthi mad igguten d tarragin » (p. 17). (Pour elle, Izil n’est qu’un fils d’un riche dont elle peut profiter). Mais tout d’un coup et sans aucune explication, il le présente comme quelqu’un qui vit dans une petite chambre, « talbrtucht » sans même expliquer les raisons de ce changement de statut social. Est-il le résultat d’un conflit courant dans la société marocaine entre quelques pères riches et leurs fils ? Par ailleurs, le romancier nous présenté Izil comme un jeune qui a arrêté ses études au lycée et qui ne réussit donc pas à intégrer l’Université. Mais le discours que le personnage tient avec Lahcen Abuchawk, un ancien militant de l’UNEM, ne peut être produit que par un étudiant qui a vécu les débats politiques au sein de l’Université. La lutte des classes, l’idéologie de Nasser et de Saddam, Hussein le VIe et le XVe congrès de l’UNEM et les thèses d’Aljabiri (p. 44) étaient au cœur des débats politiques estudiantins. On ne peut alors que se demander comment se fait-il qu’Izil ait pu avoir toutes ces connaissances sans être passé par l’Université?

On remarque également que si au niveau de la transcription, l’auteur adopte les règles proposées par l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), ces règles peuvent à plusieurs reprises lui échapper. A titre d’exemple, le principe de l’utilisation du tiret (-) n’est pas claire. Dans cette phrase « surf-iyyi a Izil » (p. 37), le tiret sépare le verbe et le pronom. A la page suivante, on constate l’absence du tiret dans la même phrase et cela, à deux reprises, surf iyyi et samh iyyi. Le même constat peut être fait pour la phrase « Ml iyyi » (p. 11). Quelques fois, le tiret est mal placé. C’est le cas de « igh-t izra » (p. 29). Il doit séparer le pronom « t » et le verbe « igh t-izra ». Ce tiret qui devait se placer toujours entre le verbe et la particule d’orientation « d » (pour le rapprochement) ou « nn » (pour l’éloignement) n’est pas toujours respecté. Dans le même sens, à la page 28, l’auteur n’utilise pas le tiret dans la phrase suivante « iga nn » ou « llan nn » (p. 29) alors qu’on le trouve dans d’autres phrases comme « izr-nn » (p. 35), « ur tt-nn-itam » (p. 9) ou « ad nn-ikka » (p. 33). Il le respecte aussi avec le « d ». Par exemple « turri-d » ou « tucka-d » (p. 28-29). Il en va de même pour le hiatus. Le principe est que deux voyelles ne se rencontrent jamais en tamazight. L’insertion d’un « y » entre les deux facilite la prononciation. L’auteur respecte ce principe certaines fois et l’ignore d’autres fois. Ainsi, on peut trouver « aylli as-igan » (p. 38) plutôt que « aylli yas-igan). Mais à la page 25 l’auteur suivra ce principe dans la phrase suivante, « tin ids zrinin ay ad ».

Conclusion

En partant d’une relation sexuelle considérée comme illégitime, l’auteur est parvenu à aborder le religieux, le politique et l’économique sans oublier la question identitaire amazighe qui se glisse silencieusement dans les interlignes du texte. Il a réussi avec audace à nous présenter la complexité des relations humaines dans une société pleine de paradoxes et qui essaye difficilement de dépasser ses tabous.

Lahoucine Bouyaakoubi

Ijawwan n tayri [Les siroccos de l’amour] de Brahim Lasri Amazigh
Publié par l'association Imal, Marrakech.
Editions Idguel, Rabat, 2008, 80 pages.

1Selon le dictionnaire pratique du français, le sirocco est le vent du sud-est, chaud et sec, chargé de poussière, qui vient des déserts africains et souffle en Algérie, en Tunisie, en Sicile. Le terme pourrait venir de l’arabe charqui (vent oriental). p 1031.


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